Politics of Intimacy

25.9.2014 - 31.10.2014

 


Explorer d’autres mediums pour partager autrement d’autres préoccupations. Pour Politics of Intimacy, sa troisième exposition solo après des années de travail dans le duo Bouvy/Gillis [1], Aline Bouvy invite à une expérience plus qu’à une monstration.

L’environnement visuel et infra-sonore qu’elle met en place à la galerie Nosbaum Reding rappelle au corps qu’il est un medium à ressentir et donc à apprendre. Poursuivant la radicalisation des moyens qu’elle met en œuvre, l’artiste choisit de dérouter pour mieux partager. L’hégémonie de la vision est contrariée, le rationnel heurte le sensoriel, les champs de perception et de signification sont bousculés. Et la photogénie de l’exposition se remet en question.

Artist



Bruxelles, 26 août 2014, interview d’Aline Bouvy, par Anne Franssen                        

Dans son atelier, de grandes pièces de linoléum gris aux formes organiques, posées au sol, semblent vibrer, empilées comme des raies au fond de l’océan. Un peu plus loin, posé contre le mur, un imposant panneau vertical a eu raison de ce désordre. Recouvert du même linoleum aux motifs noir et blanc, il présente des formes similaires mais plus rigides précisément agencées pour un contraste maximum. Eparpillés, des outils de toutes sortes, des chutes de bois et de lino, du verre, du papier, des caisses semblent jouer les seconds rôles. Dans ce chaos qu’on sent temporaire, une forme nette s’impose, encore plus immobile que le socle sur lequel elle est posée : une reproduction simplifiée de tête humaine, noire, avec des oreilles en silicone, roses.
A.B. : C’est une tête artificielle destinée à l’enregistrement « binaural » (une technique obsolète qui ambitionnait d’enregistrer le son comme on l’entend réellement mais qui, en définitive, l’altérait). Elle joue le rôle de confident sur mon carton d’invitation…

A.F. : Peux-tu décrire l’exposition que tu prépares ?
A.B. : Je travaille à un environnement visuel et sonore (mais non audible) constitué de différents éléments qui occupent toute la galerie. Des collages de pièces de linoléum sur panneau, relevés de dessins réalisés avec des lés de jointures. Sur certains de ces panneaux, il y aura des supports horizontaux sur lesquels seront posés des objets, photographies, moulages… La taille des panneaux a été choisie en fonction de la hauteur des murs de la galerie pour qu’ils s’intègrent dans le lay-out de l’espace et le fassent fonctionner presque comme un décor. Il ne s’agit donc pas d’une série de panneaux mais plutôt d’un ensemble. Un dispositif d’immersion.
Il y aura aussi une console qui émet des infra-sons, des sons aux fréquences en-dessous du seuil audible humain mais que le corps perçoit comme des vibrations… Ce dispositif sera également intégré dans l’espace, puisque les ondes sortiront de l’embrasure de deux portes qui s’y trouvent. Un tissu pour enceinte tendu dans les ouvertures. Comme des baffles géants, à la fois très présents et très intégrés.

A.F. : Tu parles de collages, de photographies, de dessins. De quels types de représentations s’agit-il?
A.B. : J’essaie de partir d’éléments ou de matières reconnaissables et concrètes comme la terre ou des objets connus mais travaillés… Par exemple il y a une photo de deux bouteilles d’eau vides imbriquées, enlacées comme un couple. Ce sont des visuels qui ne réfèrent pas à l’objet en lui-même, mais créent un sentiment. Ce que l’infra-son est au son. Il génère un sentiment qui peut provoquer la sensualité, l’émotion, un état particulier, un état psychique altéré.
Tout le travail de cette exposition, c’est ça : essayer de rendre manifeste un état altéré, un état second, qui peut être celui de la sensation amoureuse, de l’ébriété, de la dépression…

A.F. : Selon tes dires c’est le titre du livre de Michael Foessel L’intime, un concept politique, qui t’a inspirée le tien. Son essai invite à redécouvrir le rôle politique de l’intimité. Le titre que tu en as tiré pour ton exposition, The politics of Intimacy, lui, me semble venir de manière très naturelle au vu du travail que l’on te connaît en solo et déjà avant, en duo avec John Gillis. Il ne me surprend pas mais il m’intrigue dans sa précision. Comment t’es-tu réapproprié l’idée que l’intime puisse être un mode opératoire, une manière de faire ?
A.B. : Avant tout ce qui m’a interpellée dans ce livre c’est l’idée que la vie personnelle soit un « projet ouvert » et non caché, ou silencieux. Appliqué au politique, cette notion dégage une autre manière de penser l’individu, c’est-à-dire en terme d’affectivité et non pas seulement en terme de performativité. C’est cela que j’essaie de mettre en avant dans cette exposition, l’affect pris dans toute son ampleur dans une dimension totalement non-normative.

A.F. : N’as-tu pas l’impression que le terme « intimité » est plus souvent utilisé en référence à la chair et au corps, plutôt qu’aux convictions philosophiques ? Comme s’il y avait eu un glissement sémantique vers l’existence charnelle alors que la force de l’intimité est intrinsèquement philosophique ? Tes dispositifs jouent-ils de ça ?
A.B. : Oui parce que c’est une manière d’appréhender des notions qui m’intéressent: une certaine manière d’être au monde, comment s’y inscrire, comment vivre, l’amour, la sexualité, les relations humaines, l’art… La manière dont peut-être, comme artiste ou être pensant, je permets à autre chose de se mettre en place, en tentant de rendre visible cette intimité via des associations qui provoquent d’énormes déplacements de sens, comme par exemple, les pièces de la série Empathie [2].

A.F. : Oui, elle est déroutante cette association de l’anguille avec sa forme visqueuse, insidieuse, molle, lourde, qui peut même faire penser à un excrément et le plexiglass hyper-clean, qui évoque une autre époque, l’industrialisation, l’eau… C’est un clash symbolique et sensoriel assez violent.
A.B. : Dès ma première exposition [3] dans la vitrine du NICC à Bruxelles en 2013, j’ai pensé à la violence pour servir mon économie de moyens afin de radicaliser mes propositions au maximum. Ici, ce sont les infra-sons qui apportent cette tension, une notion de danger. Le potentiel létal des infra-sons fait planer une tension qui tient de la violence. Le simple fait d’agir physiquement sur quelqu’un à son insu est socialement violent.

A.F. : Est-ce que le fait d’avoir travaillé longtemps en duo, puis en groupe avec TALE / The After Lucy Experiment [4] t’a donné envie d’exprimer un point de vue plus personnel? Ou d’aborder le travail autrement ?
A.B. : Mon travail avec John était déjà empreint de questions sur la condition humaine : le sexe, la mort, l’urbanité, la précarité… On ne fait pas tabula rasa du jour au lendemain. Dans notre pratique, on ne travaillait pas tout le temps à quatre mains, c’était plutôt une collaboration fortement basée sur le dialogue. Et quand la collaboration s’est arrêtée, s’est posée la question : Et maintenant ? Comment continuer ? Te réinventer ? Il y a toujours réinvention, cela ne veut pas dire « ne pas être pas authentique »… Mais mon travail est-il plus individuel ? Ou plus « moi » ? Je n’en sais rien et à vrai dire, cela m’importe peu. Je me rends compte que depuis que je travaille seule, ce qui m’enrichit le plus c’est le contact et le dialogue avec d’autres personnes.
Au final, c’est l’aspect le plus réjouissant : tous ces gens qui inévitablement rentrent dans le processus de travail, ne serait-ce que par les dialogues entretenus. Pour le film L’Orbite cimetière [5], j’ai travaillé avec mon ami Thomas Depas. Bien sûr, je signe seule ce film, c’est mon projet, mais son attitude, son approche, le dialogue que nous avons eu entre autres pendant le montage, ont influencé certaines décisions. Via ce film j’ai rencontré Pierre Dozin, un ingénieur du son et musicien, qui a fait le son du film et de même, cette rencontre a permis un échange, une réflexion, avec une personne qui maitrise une technique. Cela me fascine toujours quelqu’un qui maitrise un medium, un savoir, une technicité particulière. J’absorbe avec un énorme intérêt et beaucoup de plaisir.

A.F. : Cette exposition compte-t-elle d’autres collaborateurs que Pierre Dozin qui a élaboré l’infra-son?
A.B. : Pas directement, mais cette exposition est un peu le résultat ou la conséquence de ce qui s’est passé depuis l’exposition de Vénissieux. Cet été intense que j’ai passé à Bruxelles, à beaucoup travailler, mais aussi à beaucoup sortir, rencontrer de nouvelles personnes, avoir plein de discussions. Une période remuante, touchante. D’une certaine manière, ces débats d’idées que j’ai eus avec entre autres Xavier Mary, Benjamin Jaubert ou Alberto Garcia del Castillo (curateur du group show simultané dans la project room [6]) ont également contribué à cette exposition car ce sont des gens hyper stimulants, que j’estime et que j’aime, et qui provoquent des choses en moi.

A.F. : Le travail en solo te rend donc plus perméable aux apports extérieurs qu’ils soient intellectuels, techniques, amicaux, philosophiques ?
A.B. : En tous cas j’ai ressenti une disponibilité plus grande envers mon entourage. J’ai eu l’impression qu’il y avait un fort besoin de rassemblement chez les gens. Qu’on avait envie d’être ensemble. Que ce soit pour discuter, pour faire la fête. Une recherche de… solidarité mais ce n’est pas le bon mot parce qu’il sous-entend une dépendance réciproque. Je n’aime pas trop non plus le terme « communauté » qui lui fait appel au dénominateur commun… Disons plutôt un « être ensemble » et cela m’a énormément touchée, avec tous les excès que cela a pu produire. Cette exposition parle aussi de ça : la vie et le travail. Je pourrais citer Robert Filliou, L’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art… Mais j’ai surtout repensé à Bataille, à La notion de dépense [7], l’économie paradoxale, l’érotisme, le sacrifice, la déraison, l’échange à perte. Malgré la classique culpabilité du lendemain de fête ou d’excès, tu te retrouves dans un état où tu es tellement fragile physiquement et psychologiquement, hyper sensible, et c’est là souvent que les choses se mettent en place d’une façon très belle. Tu as moins de contrôle, c’est difficile physiquement, mais ce lâcher-prise laisse la place à beaucoup d’ouvertures et finalement c’est tout sauf anti-productif.

A.F. : A propos de renouveler son travail. Que tu cherches ou pas à tout réinventer, une nouvelle exposition demande que tu montres quelque chose. On peut aborder cette question par un parallèle avec Le Caravage. Je dirais qu’il a trouvé une nouvelle forme qui lui permettait de parler de sujets non abordés. Cela me semble ton cas au regard du dispositif que tu décris.
A.B. : Je cherche de nouvelles formes. Elles découlent de mon envie de travailler sur une notion, de provoquer quelque chose. Et donc je réfléchis à la manière conceptuelle, technique, qui pourra rendre cela. Au début il y a le désir d’aborder cette chose puis le besoin de trouver le moyen de le faire. J’aime croire que les moyens mis en œuvre proviennent directement de la volonté de provoquer un certain sentiment.
Ce n’est pas une façon de faire passer « un message », il n’y en a pas à proprement parler. Et puis « le sujet » n’est jamais le sujet… c’est toujours plus large ou plus réduit. Je n’ai pas d’intention ni de prétention de ce type. Je peux juste essayer de partager quelque chose. Et dans cette idée de partage, il y a une prise en compte de notre corps comme machine à ressentir. Dans cette exposition, j’aimerais permettre au corps de devenir presque partie intégrante de l’installation comme objet à ressentir, qu’il y ait une prise en compte de cela, de nous être humains comme medium à ressentir.

A.F. : On peut espérer que cela réveille l’idée que tout n’est pas que Savoir, que tout notre Savoir n’est pas uniquement acquis par des canaux évidents, la vue, l’ouïe…
A.B. : Et que tout est déviant. J’essaie de court-circuiter l’idée qu’on peut se faire de ces panneaux par exemple. Ces collages prennent le risque de tomber dans le décoratif mais sont travaillés en conséquence. Ils fonctionnent aussi comme des taches aveugles. Les patterns renvoient au bruit télévisé, au brouillage. Ils changent de nature à distance, ils ne sont pas que ce qu’ils sont. Certaines formes sont reconnaissables d’autres pas. Tu ressens les vibrations, tu vois des images composites qui mettent la bagarre côté rationnel, tu es déstabilisé.

A.F. : Depuis que tu exerces ton art, tu t’es plongée dans de nombreuses techniques artistiques ou parfois issues de l’artisanat : peinture à l’huile, vidéo, mais aussi collage, broderie… Comment s’est passé le travail avec ce lino?
A.B. : Avant ma première exposition en solo (NICC), je me suis dit que c’était fini tout ça, des heures et des heures à fabriquer des tas de choses. L’esprit fonctionne plus vite que les mains, j’avais envie de pouvoir réagir plus vite. Peinture à l’huile, broderie… ça prend des plombes ! Je voulais passer à une plus grande économie de moyens et une manifestation plus radicale de mes propos qui sont eux aussi devenus plus radicaux. Le minimum de matière pour le maximum d’impact. J’ai fait la vitrine de NICC, c’était effectivement minimal (un robinet d’eau qui coule, planté au milieu d’une surface carrelée), mais j’ai tout de même du faire du carrelage pendant une semaine ! Donc ça reste aussi manuel… Au final, j’ai toujours besoin de mettre les mains dedans. Mais c’est la préparation qui a changé. Avant, dans mon travail en duo avec John qui lui était plus spontané, je préparais beaucoup. Je commençais par des maquettes, des dessins sur Illustrator… J’avais besoin de voir à quoi cela allait ressembler, de contrôler l’effet visuel final. C’est quelque chose dont je me défais. Ici, je suis partie du sentiment auquel je voulais arriver mais sans savoir par quelles formes cela passerait et j’ai travaillé directement sans rien préparer au préalable.
C’est vraiment cette exposition, savoir le sentiment que tu veux partager, la découverte du pouvoir de l’intimité, du ressenti. Et tu ne t’attardes pas, ou peu dans un premier temps, à l’image qui va être produite. Dans sa fabrication, cette exposition s’est vraiment construite autrement. Sans la priorité à l’image qui va être produite, ou à la photogénie de l’exposition.
Tu sais, ce terme « empathie » est resté important. Il y a aussi de ça dans cette exposition. Quelque chose de l’ordre de l’amour.


 


[1] Bouvy/Gillis, de 2000 à 2012. www.bouvygillis.net
[2] « Empathie I, II, III, IV, V, VI », plexiglas thermo-formé et bronze, 200x135cm (x6). Série de pièces constituées de plaques de plexiglass transparent tordues, dressées, percées d’orifices circulaires auxquels sont suspendues des anguilles en bronze.
[3] « It tastes like shit, it is shit, want a toothbrush », NICC Vitrine, 07.09 - 27.10.13
[4] www.theafterlucyexperiment.be
[5] « Orbite cimetière » vidéo, 6’30’’, 2014. Vidéo présentée lors de l’exposition « Forme et langage de l’empathie », Vénissieux, 12.04 - 05.07.2014. http://vimeo.com/104621224
[6] « My Legs Up And Exposed To The World My Bottom Under The Jean-Trousers ». Exposition collective, curateur Alberto García del Castillo, Nosbaum Reding Projects, 25.09 - 31.10.2014.
[7] « La Notion de dépense » est un article fondamental de Georges Bataille publié dans la revue gauchiste de Souvarine, janvier 1933. www.editions-lignes.com/LA-NOTION-DE-DEPENSE.html


 



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